Depuis le Moyen Âge jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, le seul moyen utilisé pour le transport de marchandises par le col de Tende était le mulet. Ce dernier, issu du croisement de la jument et de l'âne, possède plusieurs caractéristiques héritées de ses parents et intéressantes pour ce travail. Comme sa mère, il supporte de grands poids et il hérite de son père la structure de son corps et sa résistance à la fatigue.
Cette aptitude exceptionnelle dans nos régions montagneuses a fait de lui l'acteur indispensable de l'histoire des muletiers de Tende, histoire qui commence réellement avec le transport du sel entre le comté de Nice et le Piémont. Le sel provenant d'Hyères et de Toulon était transporté par les bateaux vers les ports de la côte orientale de la Provence, d'où une importante quantité de ce produit était acheminée, par la route transalpine depuis Nice par Sospel, Tende, Cuneo et Turin, et qui permettait d'alimenter les régions piémontaises et lombardes. Le sel possédait alors une plus grande utilisation que de nos jours, qui s'étendait de l'alimentation domestique à l'élevage, à la conservation de nombreux aliments et aussi à certaines industries comme celle du cuir,etc ..
Les comtes de Provence, puis les ducs de Savoie s'étaient alloué le monopole de ce produit et avaient fixé, sur sa consommation, un impôt direct appelé "gabelle". Parmi les autres marchandises exportées du comté de Nice figuraient la laine, le bois, les laitages, l'huile, etc. Au retour du Piémont, les muletiers transportaient le froment, le vin, le chanvre et les autres produits provenant de la fertile plaine du Pô. Au trafic de marchandises venait s'ajouter le transport des voyageurs désireux de franchir le col de Tende.
Durant de nombreux siècles, de longs convois de mulets chargés de sel venant de la côte méditerranéenne se dirigeaient, à leur arrivée à Tende, vers la maison de la Gabelle pour la pesée et le contrôle du sel. Le gabellier accueillait les muletiers et leur procurait un frugal repas. La maison de la Gabelle comportait plusieurs granges pour le foin, des locaux pour entreposer le sel, de grandes écuries où les animaux pouvaient se reposer et se restaurer et où les hommes les moins favorisés prenaient un peu de repos sur la paille, à coté de leurs bêtes.
L'établissement appartenait à l’origine aux comtes de Tende et devint propriété des ducs de Savoie en 1581, lorsque les héritiers des comtes Lascaris cédèrent le comté au duc Charles Emmanuel Ier. Ce bâtiment, aujourd’hui maison d'habitation, est situé dans le secteur dit le "Quartier". La rue qui y mène était autrefois appelée "Via Gabella", elle porte le nom de "rue Maurice Sassi" en mémoire d'un enfant de Tende tombé pour la patrie au champ d'honneur. Les muletiers reprenaient ensuite le chemin vers Limone et affrontaient les pentes raides et pénibles du chemin qui s'élevait, en serpentant, le long du versant méridional du col de Tende, situé à 1871 mètres d'altitude.
A la belle saison, la chaleur était intense, aucun arbre ne bordait le chemin, les terres environnantes étant réservées à la culture de l'avoine et du seigle ou destinées aux fourrages. Ainsi les muletiers et les mulets n'étaient nullement protégés des rayons cuisants du soleil d'été. L'hiver, le froid, la neige et le vent glacial faisaient souffrir les hommes et les bêtes. Sous la violence de la tourmente , les mulets se sentaient étouffer, respiraient avec la bouche ouverte et avalaient un grand volume d'air qui les faisaient enfler et parfois les conduisaient à la mort s'ils n'étaient rapidement descendus vers le fond de la vallée.
Pour pallier à cet inconvénient, les muletiers protégeaient le museau des bêtes avec un sac tressé à grandes mailles (appelé "panéé") qui, en limitant l'apport d'air, ôtait à ces animaux la sensation d'étouffement.
A mi-parcours du chemin qui mène au sommet du col de Tende, les muletiers pouvaient se réfugier dans l'hospice appelé "A Ca" dont la construction, d'après la transmission orale, aurait été réalisée par les frères bénédictins venus de l'abbaye de Pedrona (Borgo San Dalmazzo) au cours des VIIe et VIIIe siècles, afin d'accueillir, héberger et assister les voyageurs qui par tous les temps entreprenaient la pénible traversée de la montagne de Tende. Après la cession du comté de Tende à la maison de Savoie, le duc Charles Emmanuel Ier fit agrandir, en 1604, le bâtiment et améliorer la route pour rendre plus aisé le transit à travers le col de Tende; il fit également entreprendre l'agrandissement de la route en vue de la rendre carrossable de Nice à Cuneo.
En 1788, on trouve encore le tronçon de Tende à Limone à l'état de chemin muletier, la traversée du col se faisait à cheval, en chaise à porteurs ou à pied pour les passagers et à dos de mulets pour les marchandises. Les carrosses qui arrivaient à Tende à destination de Limone, ou en sens inverse, étaient démontés et transportés par les mulets, ou à bras d'hommes si les pièces étaient trop encombrantes ou trop lourdes. Des ferronniers à Tende et à Limone s'occupaient du démontage et du remontage de ces véhicules. Les voyageurs arrivés à Limone étaient transportés jusqu'à Borgo en voiture et les marchandises sur des charrettes. Lorsque la rigueur de la saison ou la quantité de neige ne permettaient pas le transit des véhicules, le trajet se faisait au moyen de luges attelées à des bêtes de trait.
Les abus et les querelles, qui souvent surgissaient entre les voyageurs et les personnels qui assuraient leur transport, conduisirent le roi de Sardaigne Victor Amédée III à réglementer, par lettres patentes du 11 Juillet 1788, le transport des voyageurs dans la traversée du col de Tende, procurer aux voyageurs et commerçants les moyens opportuns pour être correctement servis et à ceux qui prêtent leur œuvre et fatigue une équitable rétribution. Deux directeurs, un à Tende et l'autre à Limone, étaient chargés de l'application de ce règlement, de l'organisation des voyages et encaissaient les honoraires, en fonction des prix fixés en annexe de ce document. Ils avaient à leur service des muletiers, des porteurs, des conducteurs de luges et des accompagnateurs recrutés à Limone, Limonetto, Tende, La Brigue et Saorge, d'un âge compris entre dix-huit et soixante ans, auxquels ils faisaient appel à tour de rôle.
De 1777 à 1779, une moyenne de 16 000 mulets partaient de Nice chaque année, pour le transport de marchandises en direction de Cuneo et de Turin. Le tonnage annuel s'élevait à 2 500 tonnes, à ces chiffres il faut ajouter le trafic du sel qui montait annuellement à 4 700 tonnes transportés par 30 000 mulets. Ces chiffres montrent l'importance du trafic sur les pentes du col de Tende avec une moyenne annuelles de 46 000 bêtes de somme.
Le prix d'une journée de mulet était de 12 lires, 6 sous, dont 1 lire et 10 sous pour la nourriture du conducteur et 6 sous qu'on payait au préposé de l'office des transports. Pour maintenir le transit praticable pendant l'hiver, un entrepreneur était chargé de "faire battre la route royale" avec seize mulets, dont quatre paires partaient tous les matins de Limone et le même nombre de Tende.
Les hommes du col escortaient les mulets et déblayaient les tas de neige accumulés par le vent, cassaient la glace et taillaient des marches pour éviter aux mulets de glisser, malgré les clous pointus fixés à leurs sabots.
En 1792, la route carrossable était terminée, les premières diligences et charrettes franchissaient le col, imposant aux muletiers une adaptation à la nouvelle méthode de transport. Le métier de muletier, petit à petit, disparut pour laisser la place à celui de charretier. Les porteurs et les conducteurs de luges perdirent leur emploi, mais le métier de conducteur de diligence, appelé cocher, prit naissance.
Les muletiers investirent alors dans l'équipement de matériel roulant et virent ainsi leur profit augmenter et leur fatigue diminuer, puisque avec le même nombre de mulets ils pouvaient accroître le nombre de passagers et la quantité de marchandises .
A la suite du rattachement de Nice à La France (1860), la convention internationale du 7 Mars 1861 autorise la rentrée en France de produits originaires de Tende et de La Brigue sans paiement des taxes douanières et ce malgré la création de la frontière d'Etat qui sépare ces deux communes du comté de Nice. Durant près de trois quarts de siècle, le commerce local se trouve avantagé par ces privilèges, jusqu'à leur suppression en 1936 par la Société des Nations lors du blocus imposé à l’Italie fasciste.
La mise en service du tunnel du col de Tende en 1882, d'une longueur de 3 200 mètres, fut un soulagement considérable pour les professionnels du transport par la diminution de la durée des voyages et apportait des conditions de sécurité optimales. Une société de muletiers fournissait aux charretiers des attelages supplémentaires pour franchir les cols.
L'avènement de la voiture automobile, l'arrivée du chemin de fer à Viévola en 1900, puis à Tende en 1913, annoncèrent le déclin du transport hippomobile sur la route des cols. Ces moyens de transport plus économiques et rapides entraînèrent une reconversion des charretiers en camionneurs. La construction des usines hydroélectriques et des barrages de haute montagne, l'exploitation de la mine de blende de Vallauria, avec le transport du minerai, assurèrent encore, pendant le premier quart de siècle, le travail aux charretiers et aux muletiers. Ils étaient alors les seuls capables d'assurer le ravitaillement en vivres et en matériel de ces chantiers dont l’accès demeurait impossible aux engins motorisés de l'époque.
Le nombre de mulets avait considérablement diminué, leur activité était réduite aux débardages des forêts et aux travaux agricoles : transport des produits de la terre, labour des champs, battage des céréales avec le rouleau, etc. De nombreuses familles possédaient encore un mulet avant l'exode rural de l'après-guerre .
L'importance du trafic et du commerce exigeait le maintien de la route nationale ouverte en toute saison. Le déneigement dans la période hivernale représentait la plus grande difficulté. Cette opération, effectuée jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale avec un chasse-neige traîné par des mulets, était confiée à un entrepreneur qui faisait appel aux muletiers habitants dans la commune. Le nombre de mulets, attelés par paire au chasse-neige, variait entre dix et dix-huit bêtes, selon l'importance de l'enneigement. Le long convoi parcourait la route jusqu'au tunnel de Tende, nuit et jour, par des allées et venues continues.
La mise en service des engins de déneigement à traction mécanique a remplacé le vieux chasse-neige tiré par des mulets. Depuis, le vacarme des moteurs à explosion a pris la place des cris et jurons des muletiers incitant les mulets à avancer.